Tranches de vie, l’éponge

Raphael s’était rapidement habitué à sa nouvelle vie, et pourtant au début il n’y croyait pas. Il faut dire que notre gars vouait un véritable culte à son travail, pire que ça même, son lieu de travail. Responsable d’un import/export de serviettes micro-fibres, Raphael n’était pas peu fière d’accueillir les futurs clients ainsi que les collaborateurs dans son bureau où trônait toute l’étendu de sa magnifique vie professionnel, de son succès.

Les trophées de la meilleure cadence d’exportation de micro-fibres type 2 (en excluant bien sûr les fameuses type 2-bis) pour les années 2017 et 2018 étaient placés de façon équidistante sur son gros bureau, un portait de Marie Kondo en face de son fauteuil, lui rappelant chaque jour que l’ordre, la discipline et la science du rangement étaient les fondations d’une oeuvre solide, d’une vie sereine. Il manquait bien ici la médaille de la confrérie des adorateurs de l’essuie-tout mais, en 2016, notre ami s’était emporté lors d’une soirée un peu trop arrosée et avait tweeté que les marques distributeurs valaient amplement les grands de ce monde, Spontex et L’Éléphant en tête. Une sombre histoire dans le monde de l’essuyage, qui jamais ne lui pardonna cet affront.

Raphael connaissait les moindres recoins de son entrepôt, toutes ces serviettes méticuleusement classées, indexées, pouvant être expédiées dans la seconde, littéralement. C’était une beauté à voir une fois dans sa vie selon lui.

Alors lorsque la nouvelle du confinement tomba, notre homme fut choqué d’apprendre qu’il était non-essentiel à la Nation. Et pourtant, qu’adviendrait-il d’un pays, d’une nation, d’un peuple s’il n’avait pas de serviettes micro-fibres, petits bijoux de polyvalence nettoyante. C’est donc contrarié que Raphael rentra chez lui ce soir-là, son ordinateur professionnel sous le bras et ses classeurs de couleurs différentes rangé par dégradé de couleurs dans son carton. Dans la précipitation il en avait même oublié d’emporter avec lui son poster et ses trophées, le début de la fin sans doute.

Le voilà donc chez lui, premier jour de confinement, 7h24 (toujours un peu en avance le gars Raphael) devant son ordinateur, le café et les paillettes framboises/mûres déjà avalées, le repas de ce midi fait et celui du soir aussi, faut pas déconner non plus, la vie est assez courte pour qu’on s’emmerde à prendre le temps de cuisiner. Merci Marie, Merci aux Croustibattes. Nous sommes lundi, et dans la tête de Raphael c’est déjà l’effervescence. Le lundi c’est la réunion de stratégie, celle ou son esprit entrepreneurial brille, où sa vision globale du marché de la micro-fibre en fait frémir plus d’un. Sauf que les minutes défilent et hormis l’antivirus lui disant que sa base virale truc-chouette a bien été mise à jour, personne ne lui parle. Personne n’est connecté d’ailleurs.

Notre homme le savait depuis longtemps, ses collègues n’étaient pas réellement intéressés par leur boulot, la micro-fibre n’étant qu’un moyen comme un autre de ramener du fric à la maison. Putain qu’il détestait tous ces cons. Lorsqu’il appela la hiérarchie, oui parce que voyez-vous, notre ami n’était qu’un simple franchisé, tomber dedans un peu par hasard, abordé un samedi après-midi chez Action au rayon serviettes (naturellement) par le numéro 2 mondial de la micro-fibre, un certain Jean-Charles Gratt (Origine nordique), on lui répondit gentiment que le marché de la micro-fibre était en standby pour le moment, les imports/exports étant gérés par des algorythmes et des robots, nul besoin de changer ce qui marchait déjà plus que bien.

Lorsque l’assistant artificiel, dont Raphael n’avait sans nul doute relevé la réelle identité, eut terminé son discours et raccroché sans même une formule de politesse (foutu technologie impolie), notre homme eut un trou noir et revint à lui lorsque son antivirus refit surface pour le prévenir que sa foutue base virale vps avait été mise à jour.

Il se rappela qu’à la fin de la conversation, son interlocuteur avait annoncé que les salariés continueraient à ếtre payé pendant toute la durée du confinement. Raphael se retrouvait donc chez lui, sans avoir à travailler, en étant payé.

Cela ne lui était jamais arrivé et il décida que, puisque le monde de la micro-fibre l’avait trahi, il allait se lâcher, vivre. Tout en se débarrassant de sa cravatte et de son pantalon bien trop moulé (le monde de la micro-fibre est avant tout une histoire de paquet), il appuya sur le bouton play de son poste radio/cassette, vieille antiquité de son adolescence, qu’il n’avait pris la peine de jeter pour s’offrir un poste flambant neuf. Il avait totalement oublié, en entendant les premières notes du morceau, qu’étant ados il adorait par-dessus tout la bonne vieille musique française. Un bon Sardou, disait-il à l’époque, ça te regonfle ta France et tu as la barre toute la journée.

Libéré, il voguait paisiblement (traduction de l’auteur: en slip/marcel) sur une vie douce et voluptueuse, le changement était radical, sûrement dût par ce discours de son supérieur hiérarchique (qui, ce dernier, avait déjà évolué et gérait dorénavant l’import/export, la fabrication à bas coût, et la vente à emporter de PQ, non micro-fibre pour le moment.), discours libérateur, une délivrance pour notre homme qui se redécouvrait au fil des jours.

Un an plus tard, Raphael avait disparu des radars, parti un bon matin avec un sac à dos, une paire de santiags et un atlas michelin 1979 sur les routes de France. Partir à l’aventure, nettoyer son passé et vivre enfin.

Il fut retrouvé dans un sous-bois des mois plus tard, un hérisson dans la bouche et un post-it jaune sur le front : “Marie, t’es qu’une c****”

Encore une victime de cette belle année 2020, trop de pression, pas assez d’exutoire. Mieux vaut serviette gardé, que liberté radicalisée.

Bonsoir.

Liens entrants: