Une Tronche. (La vie de Mr Lépange)

Mr Lépange, Raphaël de son petit nom, avait un problème de tronche. Il n’avait pas personnellement un problème avec sa tronche, non, lui s’était habitué. Encore que… C’est les autres qui avaient un problème avec sa tronche. Il le savait. Il ne l’avait pas toujours su, ça lui avait pris du temps, des années et des années, mais depuis maintenant un long moment il savait. Il s’était habitué. Aux regards des autres, et à sa tronche. Et ce serait toujours comme cela. « Les gens ne changent pas, ils ne changeront jamais. » était une des choses qu’il savait. Et comme lui n’avait pas l’intention de changer de tronche, les réactions des autres resteraient les mêmes. Pourtant il aurait fallu de peu de choses pour changer.

On ne voyait pas de personnes âgées comme lui. Plus âgées que lui j’entends, pas simplement âgées. Et on n’en voyait pas de plus jeunes non plus. Pendant longtemps Mr Lépange s’était interrogé sur ce curieux phénomène. C’était incompréhensible : sans être le seul, il n’y avait que lui. Pendant longtemps il avait passé son temps à chercher ses semblables. En voiture, où ses écarts de trajectoires avaient fait méditer ses passager sur l’expression qui désignait le siège avant droit comme la place du mort, dans les grands magasins, dans les files d’attente en attendant de poser ses achats sur le tapis roulant. Quand il lisait un nouveau CV, ce n’était pas les mots qui attiraient son regard. Il fallait d’abord qu’il scrute la photo. Et il ne trouvait jamais un de ses semblables. Juste une personne souriante, avec le petit sourire qui sied à une photo de CV.

Pourtant il aurait fallu peu de choses pour changer : juste un peu de courage. Des encouragements aussi. Et puis une raison. Mais à l’époque (c’était si loin tout ça…) il n’avait trouvé aucune de ces trois motivations. C’est marrant, parce que des gens de sa génération il y en avait plein des comme lui. Mais il n’y en avait plus. Peut-être étaient-ils tous morts ? Le plus plausible était qu’ils avaient trouvé au moins une des trois raisons qui peuvent personnellement vous pousser à vous rendre ridicule. Enfin c’est ce qu’il pensait à l’époque. Parce que depuis il semblait à Mr Lépange que tous les ados avaient de splendides dents suite à quelques mois passés avec des élastiques plein la bouche, des protèges dents de rugbymen, et personne ne semblait trouver cela ridicule. Même pas lui. Ce qui invalidait sa certitude de la pérennité des choses…

Eux n’étaient pas ridicules. Lui l’était devenu…

Ses dents n’étaient pas spécialement d’une couleur étrange, au contraire, elles étaient même plus blanches que chez beaucoup de personnes. Non, ce qui clochait c’était leur implantation. Pas à l’horizontale tout de même, mais pas à la verticale non plus. Entre les deux… La seule personnalité à qui il se comparait au niveau dentition, c’était le chanteur d’un groupe de rock dont il ne se souvenait jamais du nom (bien que né dans les années 60 il n’était pas un enfant du Rock, plutôt variété Française des années 70), voix de Ténor, tendance à en faire un peu trop selon l’avis de Mr Lépange, il était mort maintenant, un des premiers morts célèbre du Sida… Non, décidément le nom lui échappait encore. Mais ce chanteur atténuait (on ne peux pas cacher) l’aspect de sa bouche grâce à une moustache fournie. Mr Lépange avait bien essayé de faire pareil, mais ses poils étaient implantés à l’horizontale et peu nombreux, ce qui fait que le regard était doublement attiré par la bouche de Mr Lépange, ce qui n’était pas forcément une bonne idée… Idée vite abandonnée donc.

Mr Lépange supposait que les générations qui l’avaient précédé étaient élevées sans qu’on laisse les enfants se fourrer les doigts ou un bout de tissu dégueulasse dans la bouche. C’est pour ça qu’on ne voit pas de vieux comme lui. Mais son père, qui aurait préféré avoir une fille, le laissait faire tout ce qu’il voulait. Mr Lépange se souvenait que ses parents se déchiraient à cause de lui. Sa mère voulait l’empêcher de se ruiner la dentition à cause de ses doigts et d’un infâme tissu en permanence dans sa bouche, son père disait que ce n’était pas grave, qu’elle était folle de toujours tout lui interdire, sa mère répondait qu’à force de toujours tout lui laisser faire, son père allait en faire un… et le mot n’était jamais prononcé parce que son père se levait, le doigt tendu, les yeux exorbités, et il hurlait qu’il lui interdisait de dire des choses comme ça de son fils !!! Alors Mr Lépange, Raphaël de son petit nom, tétait comme un forcené sur ses doigts et son infâme tissu pour se sentir mieux. Mr Lépange se souvenait bien de ces scènes. Le souvenir lui donnait une curieuse sensation au fond des tripes, comme le souvenir, inversé, des scènes qu’il avait eues avec Marie, lui voulant interdire toute tétine dans la maison, Marie trouvant que c’était bien pratique pour apaiser un enfant qui pleure. Quand ils pouvaient en parler à peu près calmement, il lui disait qu’il ne voulait pas que ses enfants aient les dents comme lui. Elle lui répondait que ce n’était pas grave, qu’ils auraient un appareil à l’adolescence et puis basta. Quelle conne cette Marie…

À part sa dentition, la vie de Mr Lépange n’avait rien de particulier. Il avait toujours été un bon copain, pas le chef de bande, non, ça c’était pour ceux qui étaient beaux, lui c’était le marrant de la bande, celui qui révèle le cocasse d’une situation juste avant les autres, celui qui fait rire les autres dans la classe. Ce qui ne l’avait pas empêché de suivre une scolarité satisfaisante jusqu’à son diplôme de comptable. Pas d’expert-comptable, non, ça c’est pour les plus beaux. Mais comme il faisait bien ce pour quoi on le payait il avait étudié, après avoir été abordé par hasard un jour par un type qui lui avait parlé de la microfibre, la possibilité de devenir franchisé dans ce secteur. Et il s’était lancé après avoir convaincu Marie.

Marie, c’était son ex-épouse. C’est elle qui l’avait choisi alors qu’ils étaient adolescents. Pourtant elle était plutôt jolie Marie. Et puis elle en avait choisi un autre… Elle était partie avec les enfants. C’est vrai que la microfibre, loin de nettoyer, avait pourri leur vie. Il s’était tant investi qu’il avait abandonné tout le reste. Famille, amis, vie sociale. C’est tout juste s’il avait remarqué l’absence de ses enfants et de Marie tant il ne vivait que pour la microfibre alors.

Et les années étaient passées jusqu’à cette déclaration de non-essencialité. Après un petit moment de flottement il était parti…

Un jour, après avoir longtemps fait tourner les phrases dans son esprit, il s’était assis sous un pommier sauvage pour écrire une lettre à Marie. Il voulait lui dire qu’il était désolé d’avoir réussi à la convaincre de le laisser se lancer dans la microfibre, qu’il reconnaissait maintenant avoir été un mauvais père, un mauvais compagnon, qu’il comprenait maintenant et qu’il ne lui en voulait pas et lui souhaitait d’être heureuse… La première phrase serait : « Marie, t’es qu’une conne : c’est ce que j’ai longtemps pensé, mais j’avais tort ». Ouais, pas mal pour une première phrase.

Raphaël avait pris son crayon, avait tracé les premier mots, avait eu envie de s’allonger, et était mort avant même d’avoir posé sa tête sur le sol.

Environ sept semaines plus tard une toute petite pomme était tombée dans sa bouche ouverte et était venue se coincer dans le fin fond de sa gorge.

Trois semaines plus tard, un vieil hérisson qui passait par là fut attiré par l’odeur de cette pomme qui pourrissait lentement. Son mets préféré ! Alors il s’enfonça. Encore un peu plus.Tellement qu’il n’avait jamais réussi à sortir. Et il mourut là, la bouche à deux centimètres de la pomme…

« T’as vu, un dirait le cadavre du mec qui chantait…mais si, un Anglais…Putain, j’me rappelle jamais son nom… » fut la première phrase du légiste.

«  Bon, t’as vu le match hier soir ? » fut la seconde…

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