Tranches de vie. Robert.

Le lac… S’il y avait quelqu’un qui le connaissait ce lac, c’était bien Robert. Ça faisait 34 ans qu’il y venait chaque jour. Le soir ou le matin, ça dépendait de son roulement à l’usine. Une semaine il voyait le jour se lever, une semaine il voyait le jour se coucher sur ce maudit lac. À force de faire le tour, il avait créé un sentier où l’herbe ne repoussait plus, où la terre était si tassée qu’on aurait dit un beau bitume tout neuf. La pluie ruisselait sans jamais transformer en boue cette piste qui courrait dans le bois autour de lac. Il y avait un endroit où les fesses de Robert avaient créé la même chose que ses pieds.

Très souvent Robert se demandait ce que sa vie aurait pu être sans cette maudite matinée de 1987. Il aurait continué ses virées du week-end avec ses copains d’enfance. Il aurait trouvé une copine, puis ils auraient vécu un peu ensemble, se seraient mariés, auraient fait construire une maison dans le nouveau lotissement, à côté de ses copains d’enfance. Ils se seraient donné des coups de main pour construire des garages, des ateliers, des clôtures, des poulaillers, se seraient échangé des plants de tomate, de courgette, auraient comparé leurs productions, auraient pesté contre les limaces (les loches), les escargots, lapins, pucerons et autres calamités, auraient changé des amortisseurs, auraient démonté des têtes de delco ensemble, auraient passé leur vie ensemble. Et puis il aurait eu des enfants. N’aurait pas trop su comment se comporter avec eux. Aurait résisté à l’envahissement des consoles, ordis et autres téléphones portables. Aurait été dépassé par toute cette technologie. Puis s’y serait mis. Comme tous les autres. Il n’était pas plus con que les autres.

Mais sa vie ne s’était pas déroulée comme ça. Tout ça à cause d’un matin brumeux de 1987.

Chaque jour il revoyait ce matin là. Chaque jour il retournait au lac pour enfin montrer aux autres qu’il n’était pas si con que ça, contrairement à ce que tout le monde croyait. Il savait très bien ce que les autres pensaient. Il le voyait dans leurs yeux. Et chaque jour il leur répondait, expliquait ce qui s’était réellement passé. Aussi fou que cela puisse paraître. Mais pour l’instant il leur répondait dans sa tête, il se répétait les phrases qu’un jour il leur dirait avec sa bouche et ses cordes vocales. Et pour pouvoir leur dire il lui fallait des preuves. Alors chaque jour il retournait au lac. Il était le seul à y aller. L’accès n’était pas facile. Il fallait marcher un long moment dans une forêt mal entretenue, les ronces déchiraient les vêtement, griffaient les mains, le visage, la mousse et l’humidité rendaient le sol glissant et certains passages étaient vraiment casse-gueule. Robert avait pris soin de changer chaque jour d’itinéraire, de ne surtout pas créer de sentier. Il voulait être seul autour de ce lac. Les autres n’avaient pas besoin de savoir ce qu’il y faisait. De toute façon, dans toute la région, personne n’avait envie d’aller voir ce lac. Surtout avec ce dingue de Robert qui y traînait chaque jour. À l’usine, dans le village, tout le monde évitait de le croiser. Il foutait les chocottes. Même sans savoir ce qu’il avait fait, il était glaçant, il mettait vraiment mal à l’aise, on ne comprenait pas ce qu’il marmonnait à longueur de journées.

Robert le savait, tirer sur des humains avec un fusil ce n’était pas bien. Même s’ils étaient déjà morts et empalés sur une tringle à rideau… . Deux coups. Pan !! Pan !! Moins d’une seconde entre les deux. Et tu avais beau dire que tu avais cru voir un ours ça ne changeait rien à l’affaire. Affaire qui bizarrement n’eut pas de conséquences judiciaires pour lui.. Tirer sur un mort ne semblait pas être trop grave en fait… Mais le mensonge de l’ours lui restait en travers de la gorge. C’était sorti comme ça, sa tête était complètement vide, et en réponse à une question le mensonge était sorti comme ça, sans même qu’il l’eut préparé, sans même s’en rendre compte, et comme tous les autres il avait été surpris. Mais comment revenir en arrière ? Pour passer pour un triple con vu qu’on le considérait visiblement déjà comme un con ? Alors il avait continué à mentir. C’est comme sur l’autoroute, une fois que tu y est entré il est très dangereux de faire demi-tour ou marche arrière. Alors tu continues en espérant que la prochaine sortie est proche. Mais Robert n’avait jamais trouvé cette sortie..

Quand Robert eut récupéré son fusil, il alla le mettre au râtelier en dessous de celui de son père. Qui était lui même en dessous de celui du grand-père de Robert. Il y avait une quatrième place sur le râtelier. Mais Robert savait qu’elle resterait éternellement vide. Il n’avait pas retouché à un fusil depuis. Parfois, mais toujours à l’automne, il revoyait son grand-père et son père graisser leur fusil, regarder le canon, une extrémité vers la lumière du plafond, l’autre extrémité collée à l’œil, l’autre œil étant fermé avec en prime un visage grimaçant, le passage de la brosse à l’intérieur, l’odeur de l’huile de protection, il la sentait comme si ils étaient dans la pièce, lui tout petit, eux sérieux, et puis la confection des cartouches, en carton s’il vous plaît, pas ces douilles en plastique qu’on trouvait dans les champs, jetées par ces nemrods du dimanche, un peu de poudre noire versée à la dosette, les amorces, les bourres, les plombs… La grande boîte contenant tout ces trésors étaient sur son armoire, il n’avait pas besoin de l’ouvrir pour tout sentir, pour tout ressentir… À la même époque de l’année il y avait aussi les bruits de la vendange, les aller-retours pour surveiller le jus de raisin qui bouillonnait gentiment, les cliquetis du pressoir… Toute cette nostalgie lui plaisait, cela arrêtait son esprit qui tournait en boucle… Et c’était bon.

Robert avait installé des capteurs de mouvement, des appareil photo qui prenait régulièrement des photos, des caméras qui filmaient en permanence. Tout ça bien caché dans les arbres. Rien ne pouvait lui échapper de tout ce qui se passait sur toute la surface du lac. Il avait des logiciels spéciaux pour traiter la masse de données récoltées par tout son matériel. Pas con le Robert. Loin d’être con le Robert. Très loin d’être con…

Le coup de l’ours était un peu tiré par les cheveux, mais bon c’était passé… Pouvait-il leur dire ce qu’il avait vu ? Un grand cou, des mâchoires énormes prêtes à se refermer sur la viande devant elles, des petit yeux fous, une vitesse de déplacement incroyable, comme un crotale sur le sable du désert, sauf que c’ était dans l’eau, dix, vingt fois plus gros qu’une anguille, qu’un serpent, les seuls mots qui lui venaient à l’esprit étaient Monstre du Loch Ness ou Dragon… Va dire ça aux flic et tu passes pour un con, et tous les autres l’auraient su… Alors il avait dit : « Ours » . Mais il arriverait à avoir l’image… Ce n’était qu’une question de temps. Et du temps il en avait. Ça lui prendrait peut-être des années, mais il aurait l’image. Ouaip, c’est certain, il l’aurait…

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