Tranches de vie. Robert. La suite.

Bien souvent, non, quasiment à chaque fois, cela constituait la moitié de leurs échanges verbaux. L’autre moitié disait :

Il arrivait tranquillement, grande carcasse décharnée tellement silencieux dans ses déplacements que ça aurait pu être inquiétant, mais Robert était habitué, enfin avec le temps il s ’était habitué, car les premières fois il était quand même un peu déstabilisé par ce type qui se déplaçait la plupart du temps vêtu de sa seule toison de poils roux, sans un bruit, comme si ses pieds effleuraient juste le sol.

Grâce à son matériel de surveillance ça faisait longtemps qu’il l’avait repéré. Mais il ne le voyait jamais avec ses propres yeux. Juste avec ses yeux électroniques. Un ensemble de pixels qui traversaient l’écran. Puis vint l’époque où il regardait les objectifs des caméras droit dans les yeux, avec étonnement, interrogation. Ensuite ce fut avec un demi sourire semblant dire « Hey, vu, je t’ai repérée… »

Petit à petit il avait découvert chacun des yeux qui permettaient à Robert de surveiller le lac. Quand il avait trouvé le dernier des yeux, il s’était désintéressé d’eux, se contentant de passer devant le champ de vision sans leur jeter le moindre regard. Parfois un petit geste de la main, mais rien de plus. Robert fut un peu déçu. Il n’avait pas anticipé ce qui se passerait une fois le dernier espion démasqué. Il pensait, espérait, que ce jeu durerait toujours. Robert savait pourtant que les choses ne durent pas, que tout change, et qu’il est quasiment impossible d’imaginer ce qui va succéder à ces changements.

C’était quand même une idée qui effleurait de temps en temps sa conscience, remontant des profondeurs de son inconscient comme la Bête, non, SA Bête, était remontée des profondeurs du lac pour aller bouffer ces pauvres corps empalés sur une tringle à rideaux… Que ferait-il une fois la bête découverte ? Que deviendrait sa vie ? Certes, on le regarderait différemment, on arrêterait peut-être de le prendre pour un illuminé. Peut-être, c’était pas certain, car toute communauté a besoin d’un illuminé chargé d’alimenter les conversations, les commérages, les ragots. Un illuminé qui servait de réceptacle à plein d’idées sordides sorties du cerveau des gens normaux. L’illuminé était une poubelle dans laquelle on venait déverser son trop plein d’idées pourries, fétides, malodorantes…

Et puis un jour il était apparu en chair et en os, enfin peu de chair et beaucoup d’os, sur le sentier tracé par les innombrables allées et venues de Robert. Il était venu s’asseoir à côté d’un Robert médusé, muet comme une carpe, et il avait dit :

Et tout à coup Robert ne se sentit plus seul. Dix secondes plus tôt, Robert n’avait pas conscience de toute cette solitude qui l’entourait, son esprit était entièrement tourné vers la traque de sa Bête depuis tant de jours qu’il avait oublié qu’il était seul. Seul au milieu de ses collègues, seul au milieu de ses voisins, seul au milieu des autres voitures qui transportaient des personnes souvent seules, seul quand il faisait ses courses, seul tout le temps en fait.

Mais là il n’était plus seul. Quelqu’un était assis à côté de lui. Sans un seul mot échangé. Sans un regard. Mais Robert se sentait incroyablement vivant. Du fond de son ventre à sa gorge, tout était différent. Une sensation de plénitude qui remplaçait non pas une sensation de vide, non, qui remplaçait plutôt une absence de sensations. Qui remplaçait le Rien qui le remplissait de sa vacuité. Des images confuses, des souvenirs flous de sensations identiques le transportèrent jusqu’au merveilleux pays de la petite enfance, une période à laquelle les souvenirs n’ont pas accès.

Robert se sentait bien. Il n’y avait qu’un truc qui le gênait : une subite et énorme envie de pisser. Robert, sans un mot se leva, fit quelques mètres, et alla pisser contre un arbre. Le plus dru, le plus long jet de sa vie. Il avait l’impression que ça ne s’arrêterait jamais, mais bien sûr sa vessie finit par se vider. Alors Robert alla se rasseoir, toujours sans un mot. Et ne tarda pas à se relever, la vessie encore pleine, comme si sa vidange précédente n’avait pas eu lieu. Et une nouvelle fois l’opération lui paru durer un temps interminable. Quatre fois comme ça il dû se relever et aller s’épancher le long du même arbre. L’émotion sans doute… L’arbre en avait marre de voir tant d’urine se déverser sur lui, urine bien claire d’accord, mais urine quand même. Et puis il n’était pas un arbre urbain habitué des jets citadins, non, lui il était un arbre de forêt, et jamais personne n’était venu se répandre sur lui. Bien évidemment il n’était pas innocent au point de ne rien savoir de cette relation particulière qui unit les arbres et les humains, enfin les humains de sexe masculin, bien que parfois quelques spécimens féminins aient le même comportement, bref, il avait entendu parler de cela, de la bouche des vieux arbres qui entretenaient les légendes, les faisaient voyager de branche en branche, au sommet de la canopée comme au niveau des premières branches des glandus de quelques années, c’est comme ça qu’on appelait les petits chênes dans le milieu sylvestre, bref il n’était pas ignorant des choses de la vie, mais quand même, lui pisser dessus autant que cela…

Entre deux passages aux pissotières ils étaient assis l’un à côté de l’autre, chacun regardant le lac, silencieusement, pendant que le vent faisait chanter les branches, transportant les vieilles légendes de la foret, d’un arbre à l’autre, de rameau en rameau, de feuille en feuille, de glandu en glandu…

De nombreuse fois ils s’étaient retrouvés ainsi, silencieusement. Il arrivait, il y avait un échange de « -Salut », « -Salut » et le silence s’installait, mais Robert se sentait alors bien, complet, vivant, et continuait de viser le pauvre arbre. Un chêne d’une petite centaine d’année, un adolescent à l’échelle des chênes… Et quel adolescent se laisserait pisser dessus sans réagir ? Mais dans le monde des chênes on est plutôt pacifique, alors le chêne ado laissa tomber ses projets de vengeance où il était question de justement laisser tomber une branche morte sur la tête de l’irrespectueux.

Il fallu plusieurs moi avant que leurs échanges verbaux s’étoffent un peu. Ce qui laissa Robert sans réaction. Bouche bée. Littéralement. Bouche béante, lèvre inférieure tombante, comme privée de vie tout à coup. Ce ne fut pas le fait d’entendre sa voix caverneuse qui le statufia. C’est le contenu. Les mots qui disaient :

- Toi aussi tu l’a vue ? Ouais…bien sûr que tu l’as vue…

Et le chêne fut bien surpris d’apprendre qu’un second humain était au courant de l’existence de la Bête…

Liens entrants: