Tranches de vie: RALF

Son nom est Rorgan Alfrreudemb Lazorj Fenndulenn. Surnommé Ralfouz.

Déjà tout petit Glandu, on l’appelait Ralf. Parce que ça sonnait bien. Et que dans le monde des chênes, même si tout le monde connaissait votre nom complet, on aimait bien donner des surnoms affectueux dès la naissance. Tout en sachant que cela influençait forcément toute votre vie. On voit le monde par le prisme de ceux qui nous regardent, qui nous imaginent, forcément influencés par notre nom, et projettent sur nous tous leurs désirs et frustrations… Mais Ralf était un surnom très agréable à porter. Il se prêtait aisément à plein de déclinaisons : Ralfie quand il était petit glandu et qu’il agitait joliment ses petits rameaux dans la brise, Ralfouz quand il racontait avec ses poteaux ados des histoires salaces, Ralf tout simplement quand il arriverait, bientôt, à l’âge de raison, à ne pas confondre avec l’âge adulte, et sans doute Ralfonse quand il serait au soir de sa vie, attendant avec anxiété la prochaine tempête qui le déracinerait et le laisserait tout doucement nourrir plein de minuscules petits ouvriers qui le recycleraient proprement. Et toute ces armées de recycleurs le remercieraient de leur offrir gîte et couvert, n’oubliant pas de l’honorer régulièrement pour sa participation au grand cycle de la vie….

Mais pour l’instant ce qui le préoccupait, ce n’était pas le grand cycle de la vie, c’était l’humain qui venait régulièrement se soulager sur lui. Non pas qu’il soit hypocondriaque, non, il savait bien que jamais un ado glandu n’avait été malade à cause d’un humain indélicat et manquant cruellement d’imagination pour varier les lieux où il répandait ses urines, ce qui le gênait en fait c’était l’odeur… Ce qui ne semblait pas gêner Robert. Comme tout arbre, Ralfouz se nourrissait de ce que véhiculaient les vents : les mots, les légendes, les chants, les nouvelles du lointain, les bonnes comme les mauvaises… Mais le vent charriait aussi des odeurs… Et Ralf n’aimait pas les odeurs d’urine. D’où son envie de laisser choir une vieille branche sur la tête de son vieux pote Robert. Déjà que…

Robert ne le savait pas, mais Ralfouz avait un vieux contentieux à régler avec lui.

Retour en arrière. Retour à une époque où les enfants étaient chargés de faire pâturer et surveiller les animaux de la ferme. La partie pâturage est plutôt simple à réaliser : les animaux ne pensent qu’à bouffer. En dehors des périodes de rut où bien d’autres pensées les assaillent… La partie surveillance par contre… Les vaches, seul animal de la création se déplaçant la tête dirigée vers le sol, sans jamais regarder ce qui se vit autour et au dessus d’elles, ce qui explique sans doute leur faible niveau intellectuel, étaient plutôt faciles à garder. Un coup d’œil de temps en temps suffisait à vérifier qu’elles étaient encore toutes là, surtout qu ’en ces temps reculés les troupeaux de vaches dépassaient rarement le nombre de doigts de la personne chargée de les surveiller. Exceptionnellement on pouvait ajouter les orteils pour une grande ferme. Les chèvres, par contre, qui ont toujours le nez en l’air, qui ont toujours l’impression que l’herbe est plus verte ailleurs, donnent plus de fil à retordre au niveau surveillance. Avec un bon chien c’est plus facile, mais si le chien de la ferme est lui même du genre à chasser le lapin de garenne plutôt que les idées de liberté des chèvres, il faut être vigilant…

Mais les enfants grandissent et finissent eux mêmes par être travaillés par ce que l’on ne nomme pas rut chez les humains, mais plus joliment le désir… Le pâturage n’en pâtit pas, la surveillance par contre devient alors parfois moins aisée. Les deux ados qui se rencontrèrent par hasard ce jour là étaient depuis quelques temps tous les deux sujets à de brusques décharges hormonales. Enfin se rencontrèrent pas si par hasard que ça, car le jeune homme avait bien étudié son trajet pour aller donner un coup de main chez son oncle, et espérait retrouver la jeune fille et son petit troupeau de chèvre, protégée du soleil et du vent un peu frais pour la saison par un large parapluie bleu délavé, les mains occupées avec des aiguilles et une laine filée par sa grand-mère. Ils se connaissaient depuis longtemps, se croisant régulièrement au village, mais leurs échanges de regards avaient maintenant des étincelles qui ne s’y trouvaient pas quelques années plus tôt. Il la trouva charmante, sagement assise sur ses talons, le grand parapluie bleu délavé posé au sol derrière elle. Elle le trouva charmant, s’avançant vers elle avec un grand sourire qui découvrait quelques dents avariées, mais bon, là n’était point l’essentiel, tout son sourire étant dans ses yeux rieurs de nature, ses yeux d’une couleur tirant parfois vers le vert, parfois vers le bleu, et elle sentait qu’elle pourrait passer sa vie entière à regarder ses yeux là. Ce qu’elle fit.

Ce qu’ils firent ce jour ne nous regarde pas. Il est juste important de savoir qu’ils se marièrent très rapidement, et furent plus heureux que la moyenne. Par contre la jeune fille se prit un savon (au sens figuré…) par son père car il manquait une chèvre à son retour, sans doute partie gambader dans le bois bordant le pâturage. Il faut dire aussi qu’elle avait eu un long moment d’absence. On aurait pu lui voler toutes ses chèvres qu’elle ne s’en serait pas aperçue… Mais non, quand le jeune homme la quitta pour aller chez son oncle, le troupeau était encore miraculeusement là. Son esprit était encore tout ramolli par ce qu’elle venait de faire et qui ne nous regarde pas, tout son système nerveux était baigné par une soupe d’endorphines, de dopamine et d’ocytocine produites par ce qu’elle venait de faire et qui ne nous regarde toujours pas, et elle ne se rendit pas compte qu’il manquait une chèvre, celle avec la robe blanche et une tache noire autour de l’œil gauche.

La chèvre avait été attirée par un rameau qui semblait particulièrement bon. Puis un autre lui sembla encore plus appétissant. Et un autre, puis encore un autre… Et c’est vrai qu’ils étaient bons ces rameaux là. Encore meilleurs parce que ses copines chèvres ne risquaient pas de lui manger sous le nez les feuilles convoitées. Alors elle choisissait ce qui lui semblait le meilleur sur chaque arbre, puis se dirigeait vers un autre… Et c’est ainsi qu’elle fit la connaissance de Ralf. Et, qu’en s’appuyant sur une branche du très très jeune glandu qu’il était encore, tout ça pour pouvoir aller encore un petit plus haut, elle la cassa net. C’est vrai que cette branche avait toujours été chétive. Sans cette chèvre Ralfouz serait un très beau chêne au port régulier. Là il était juste un très beau chêne au port irrégulier. Ce qui en soi n’a pas d’importance, surtout que généralement les chênes n’attachent aucune valeur à l’aspect extérieur, contrairement aux bouleaux qui sont souvent traversés par cette idée. Pour les chênes, ce qui fait le mérite d’un arbre c’est sa capacité à raconter, la précision de son vocabulaire, sa connaissance de l’Histoire d’une forêt, d’un massif, d’une montagne, l’histoire de sa lignée, et surtout le respect qu’il porte aux êtres vivants, quels qu’ils soient.

Mais les humains ne sont pas comme ça. Ils négligent leur lignée, n’écoutent pas, ne transmettent pas. C’est pour ça que Robert ne savait pas qu’un jour la grand-mère de son grand-père avait égarée une chèvre blanche avec une tache noire sur l’œil gauche.

Ralfouz, lui, savait de qui Robert était le descendant.

D’où le vieux contentieux…

Robert ne savait pas non plus que, quelques générations avant celle de la grand-mère de son grand-père, un de ses ancêtres était traité de fou quand il parlait de la Bête qu’il avait vue dans le lac au milieu des bois …

Ça aussi, Ralfouz aurait pu le dire à Robert. Mais les Humains n’écoutent pas souvent les chênes…

Liens entrants: