La chèvre

Il se fraya rapidement un passage en dehors des regards. À cette période de l’année les allées étaient bondées - ça pullulait de monde, se déchirant pour obtenir les derniers biens à la mode - il ne fallait pas être lent, gros ou unijambiste pour espérer survivre dans cette cohue.

Mike longeait donc les rues, se faufilant dans les allées parallèles dès qu’il le pouvait. Ne pas se faire remarquer, tels était le mot d’ordre. Aller vite, être précis et efficace. Il faut dire que le gaillard avait de quoi interpeller les gens. Vêtus d’un long manteau gris, une écharpe grise également - le ton-sur-ton étant le meilleur moyen de se faire discret, sauf envers les amateurs de mode - il avait des cheveux non pas gris mais bruns, une coupe au bol bien des familles. Un bol au diamètre irrégulier d’ailleurs. Un bol moderne à n’en pas douter.

Il avançait rapidement, méthodiquement, un coup à gauche, un coup à droite. S’il existait ce jour-là des observateurs postés sur les toits, cela avait dû être un régal à voir. Une masse de gens avançant tel un troupeau et sur les côtés, Mike qui zigzagait à outrance, cassant son rythme de marche pour troubler, déstabiliser, perdre l’oeil amateur, le lambda, le moyen.

Après vingt minutes de je-ne-sais-quoi, il s’arrêta brièvement devant une porte, opina du chef, jeta un rapide coup d’oeil sur ces flancs et pénétra dare-dare par cette porte. Une porte tout ce qu’il y a de plus banal, munis d’une poignée en PVC, simple, moche. Une porte droite, sans moulures, une porte.

Au sein de l’organisation secrète sylvienne - OSS - on le nommait la chèvre. Lu, préférait le terme anglais - The Goat - ça faisait plus classe, plus secret. Et lors des réunions, les interpellations à son égard semblaient un peu plus sympa avec le nom anglais que français. Bref, Mike était la chèvre, un maillon central de l’OSS.

Le but de l’organisation était simple, apporter au monde sylvien un point d’ancrage dans les cités humaines. Un moyen de faire pression, un moyen de réguler également les dérives. Souvent lors du mois de décembre d’ailleurs. Mike, quant à lui, s’occupait de la branche de surveillances des groupes terroristes che(vro)nnés. Son rôle était de gérer la contrebande de sève, la revente d’écorce modifiée ainsi que l’endoctrinement des glandus.

Les glandus étaient de petits chênes influençables, à force de surfer sur l’interbranche ils en venaient à croire tout et n’importe quoi. Les plus glands des glandus pensaient même être contrôlés par des sapins, tout ça à cause de leur cime pointue. D’autres pensaient également être de vrais arbres, de la race de ceux qui ne pleurent pas, de ce ayant le tronc solide, la branche ferme et le port de feuille droit. Pas comme ces petites merdasses de saule pleureurs, avec leurs branches vers le bas et leur air mou du tronc.

Bref les glandus étaient de jeunes pousses un peu connes, ce qui ne changeait pas trop pour Mike de l’époque où ils s’occupaient des marronniers, un sujet d’ailleurs qui revient à lui chaque année.

Ces petits feuillus pouvaient également tomber dans la racinalisation, ils se laissaient alors pousser la feuille, devenant de véritables ficus religiosa. Sans pour autant perdre cette âme de glandu.

L’OSS était en ébullition ce mardi - ou était-ce un jeudi - et toute la direction était descendu du siège de l’organisation pour superviser l’affaire. Il faut dire que le petit monde sylvien était en alerte maximale.

On venait d’uriner vulgairement sur Alfrreudemb Lazorj Fenndulenn, on venait donc d’uriner sur le chêne onmankan, le dernier de son espèce, celui qui était sensé ramené l’équilibre dans la vie sylvienne.

Le monde réalisera cela que quelques centaines d’années plus tard, bien tragiquement il faut le dire d’ailleurs. Et tout cela à cause d’un mince jet d’urine, d’un malencontreux jet, causé par une réaction en chaine où, comme souvent, on y retrouve à la racine cette chose que l’on nomme désir, un croisement de deux regards si puissant qu’ils percent à nu l’autre. Des regards intenses, francs, des regards qui te tracent ta vie future en une fraction de seconde, un battement de cil.

Mike eut envie de rebrousser chemin et d’aller se vautrer devant sa télé, mais il était trop tard, le déclin était en marche et il allait lutter jusqu’à son dernier souffle pour retarder le moment fatidique.

Tout cela il faut bien le rappeler à cause d’un pipi, et lui qui avait intégré l’OSS pour se mettre au vert, pour glander.

PS: L’auteur tient à s’excuser auprès de l’OSS ainsi que de L’OSG - Organisation Syndicale Gazonnière - pour ses hectolitres déversés. Il s’engage à vouer sa vie à s’occuper de légumes aussi tendrement que possible et avoir également un potager digne de ce nom où les glandus pourront venir y puiser des nutriments à leur guise.

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