Tranches de vie: Goat’s Head Soup

Il y a des surnoms qui vous collent à la peau. Comme un sparadrap. Et vous avez beau vous agiter dans tous les sens, impossible de vous en défaire. Et vous pensez alors immanquablement au vieux cap’tain haddock, aux lectures de votre enfance, lectures qui vous ont façonnées, et des années plus tard vous vous retrouvez à jouer à Tintin à l’OSS.

Lui, avec son Mike anglo-saxon sorti d’un roman à l’eau de rose dont ses parents s’abreuvaient, aurait pu se retrouver avec un sparadrap Micky ou Mickey, mais par chance c’était La Chèvre.
Tout ça parce qu’il venait du pays des chèvres, et que pour lui rien n’atteindrait jamais les subtilités des fromages de chèvre. Printemps ? Évidemment pas pareil que d’été ! Est-ce que les chèvres mangent la même chose au printemps qu’en été ? Ben oui, vous répondront les ignares. Elles bouffent de l’herbe tout pareil. Ben non, justement, l’herbe de printemps n’est pas la même que l’herbe d’été ! C’est pas les mêmes fleurs, pas la même proportion de fétuques des prés, de trèfle violet, de trèfle blanc, de pissenlits, voire de chardons ! Ignares ! Pas les mêmes senteurs, pas le même goût ! Ignares !! Et le sol ? Granit, calcaire ? Ignares !!! Triples ignares !!! À peine si la Chèvre acceptait de reconnaître que les chèvres industrielles élevées avec des mélanges identiques du premier janvier au trente et un décembre produisaient un fromage industriel au goût industriel toute l’année… Il avait du mal à imaginer une chèvre qui n’irait pas gambader dans les prés quand le temps le permettait.

Étrangement, mais pas si étrangement que ça en fait vous diront les psychanalystes, ses débuts amoureux avaient commencé avec « Goat’s Head Soup ». Car La Chèvre, alias The Goat, avait aimé. Beaucoup aimé. Souvent des amours hors de portée, ou qu’il croyait comme tels, et ses amours coïncidaient très souvent avec un album précis. Il n’avait pas encore treize ans quand il était tombé amoureux à la fois d’une bouche, d’une poitrine et d’yeux bleus qui l’attiraient irrésistiblement et d’un album dont il avait aimé tout de suite le son. Presque cinquante ans plus tard il se rappelait encore la sensation de complétude quand il avait enfin réussi, presque un an plus tard, à manger cette bouche et cette poitrine, à regarder ces yeux à vingt centimètres de son visage, et encore manger, encore et encore… Et écouté cet album, encore et encore, avec une semblable impression de complétude.

Ça commençait par un petit riff et une slide derrière, la voix qui se déversait, la batterie métronomique, et la basse qui dessinait de jolies arabesques. Et même si les spécialistes ne désignaient jamais cet album comme un chef d’oeuvre, The Goat le portait dans son cœur comme il portait le souvenir de ce sentiment éprouvé au proche, très proche contact de cette bouche, de cette poitrine et de ces yeux. Étrangement, cet album s’était égaré ou avait été gardé lors d’un échange de vinyles…

Donc The Goat aimait son surnom. Il était le seul à savoir pourquoi. Enfin, croyait-il. Car Ralf connaissait tout de cette histoire. Il faut dire qu’il était très fort le glandu Ralf pour capter. Capter les histoires de Saules, de Sapins ou de Maronniers, ça, tous les glandus en étaient plus ou moins capables. Même la mémoire des Ormeaux disparus des haies était accessible à beaucoup qui la captaient dans les traces de ces adorables arbres laissées dans les sols. Par contre, capter les Humains, puisque c’est ainsi qu’ils se nommaient eux mêmes, peu de glandus en étaient capables.

Ralf se souvenait précisément des deux fois où The Goat était passé à proximité de lui, l’air de rien, bien déguisé en vieux baroudeur avec des chaussures et des fringues « à fond la forme » direct en provenance d’Asie, des deux furtifs regards qu’il avait lancés vers lui, un travail de pro, vraiment, une fraction de seconde à chaque fois. Mais suffisantes à Ralf pour avaler tout ce que les neurones de The Goat contenaient comme informations. Et ce ces deux journées là Ralf en apprit beaucoup sur lui même…

Il savait qu’il était capable de faire sans efforts ce qui en général demandait un long et laborieux entraînement à ses potes. Des capacités hors du commun semblaient couler dans sa sève. Mais l’humilité étant une vertu partagée par tous les chênes, il avait du mal à le reconnaître. Il voulait seulement être comme tous les glandus de son âge, grandir tranquillement avec eux en se faisant des blagues débiles de glandus. Ce qu’il avait capté dans The Goat le perturba profondément pendant quelques jours. Il était un « onmankan ». Il n’avait jamais entendu ce mot. Il eu beau chercher des infos complémentaires dans les neurones de the Goat, il ne trouva rien. Pas possible, ça. Tu peux pas connaître un mot sans avoir une vague idée, ou supposition, de ce à quoi il fait référence. Pas possible. The Goat semblait avoir construit un espace dans ses neurones pour protéger la définition. Et bien d’autres choses vu la taille de la boite. Balèze le gars. Ça sentait l’école russe ça, l’OSS utilisait les mêmes méthodes que les As de la Loubianka pour former ses agents.

Ralf se dit alors qu’il était temps d’avoir un échange avec le CCV. Ou Cercle des Chênes Vénérables. Cercle que tu intégrait automatiquement après que le nombre de siècles que tu avait vu s’écouler soit plus nombreux que les doigts d’une main.

Sinon, à part ça, Ralf était d’accord avec The Goat : « Goat’s Head Soup » était un putain de bon album. Et la bouche, les yeux et la poitrine avaient pleinement justifié de ramper en plein milieu de nuit dans le dortoir des filles pour aller se glisser dans un petit lit bien étroit. Et en plus ça faisait des souvenirs pour la vie…

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