Le cercle

« Ahh mon petit bourgeon, le cercle… »

Chenius se gratta le tronc avec une branche morte puis renchérit :

« Un endroit majestueux. Une pièce creusée dans la roche même, surplombant un grand lac. On y trouve les plus vénérables de notre espèce, des lumières de l’histoire. »

De mémoire de chêne, ce qui d’un point de vue mathématique revient à une mémoire d’éléphant au carré, on y avait vu tous les plus grands des familles Quercus et Fagacées. Du chêne d’Allouville à celui de l’émancipation, sans oublier les délégations des deux courants spirituels représentatifs des chênes, ceux d’Oakland et de Chênehutte.

Au sein du cercle il y avait aussi eu des personnages, des troncs durs et puissants, tels le chêne casse-tête aux multiples victimes humaines. Il y eut également des chênes ayant de forts pouvoirs sonores…
On note également, en feuilletant les pages du registre du cercle, un admirable spécimen, un peu loufoque, de chêne ayant eu la conviction certaine de pouvoir un jour voler. Certain qu’il rampait pour ensuite entrer dans une phase de transformation, se repliant sur soi, pour ainsi renaître ailé. Inutile de vous dire qu’un jour il ne s’est plus présenté aux réunions du cercle, et à ce jour nul ne sait où il se trouve.

Les chênes arrivaient ainsi face à une grande falaise, enfin leurs consciences s’y rendaient plus exactement. Puisqu’un chêne, n’étant pas un ent, il ne peut se déplacer physiquement il propage sa conscience au travers d’un réseau de ramifications pour voyager, échanger. Il est également intéressant de noter que ces trajets sont possibles grâce au carbone stocké, qu’ils réutilisent ainsi pour vivre en société. La porte était massive, constituée du corps de chênes déchus, ornée de magnifiques arabesques, une représentation abstraite du cycle de la vie. Pour ne pas oublier qu’avant tout un vieux chêne reste un jeune glandu arrivé à maturation, son écorce portant les traces de sa vie. Ces multiples brunissements tanniques relatant les épreuves vécues.

Ensuite, ils pénétraient dans une pièce absolument magnifique, haute de 12 mètres. Avec une circonférence de 50 mètres, l’espace était parsemé des souches des anciens, de ceux ayant connu l’avènement du monde des humains, les pluies de météorites du Crétacé et, dans certains cas, ayant pu également entrevoir des bribes du futur…
La roche brute donnait l’impression d’avoir été sculptée. Personne ne sait d’ailleurs pourquoi ces formes abruptes, lisses dans la roche. Certains avançaient l’hypothèse étant que les âmes du conseil, fortes de leurs mémoires du monde et de tout ce qu’elles avaient emmagasiné, dégageaient une puissance psychique telle qu’elle venait tailler la roche, la magnifiant.

Au centre, se trouvait un rare spécimen de tronc translucide où l’on pouvait voir couler la sève du plus grand des chênes, le premier de tous. Ce dernier, même si techniquement c’était plutôt le dernier mais à l’envers vu qu’il était le premier, était une sorte de dieu parmi les chênes. Il aurait, selon la légende, créé tout le monde sylvien, apportant sa sagesse sur toute la surface du globe.
Bien entendu, le courant d’Oakland affirme que ce dernier est le premier des sylviens, born in the USA. Celui de ChêneHutte affirme quant à lui que le premier des chênes serait né dans le lit de la Loire, fils de la reine des fleuves, digne fils d’un fleuve royal.
Il est intéressant de noter que les chênes, contrairement aux humains, acceptaient ces idées divergentes, ces courants de pensée, mais n’en avaient que faire. Car seule l’œuvre qu’avait bâti le Premier comptait. La spiritualité étant reléguée à une forme de croyance personnelle que l’on partage sans pour autant savoir être la vérité, plus une interprétation à but thérapeutique.

Comme tout bon cercle réunissant les puissants d’un monde, on y trouvait la pièce centrale, affirmant la puissance du cercle. Et en parcourant les parois rocheuses de la salle on pouvait y découvrir une entrée secrète, celle donnant accès à la pièce obscure, l’antichambre de la puissance, le levier politicien permettant d’œuvrer dans une zone d’ombre plus dense et pouvoir régir le monde sans se faire remarquer.

Bien qu’étant des êtres humbles et droits les chênes n’en étaient pas moins des créatures dotées d’une conscience, avec ses parts sombres. La pièce, connue d’un très faible nombre, était en réalité un repère pour les chênes possédant le pouvoir de l’ancien, le « onmankan ».

Pour justifier des capacités extraordinaires chez leurs pairs, les sociétés se sont toujours tournées vers l’ésotérisme, la dimension magique permettant, sans se creuser le ciboulot, de trouver des réponses faciles et accessibles. Dans la société humaine, la maigreur des justifications semblait convenir à la population, on acceptait bien gentiment ce raisonnement sinueux.
Or chez les sylviens, la recherche de l’origine de ces capacités se fit bien plus sérieusement, avec la rigueur que l’on connaît aux chênes. La conclusion était simple, le « onmankan » provenait d’une infime partie de la sève de l’ancien, modifiant ainsi le génome des chênes. Une sorte de pouvoir divin. Et bien que l’ivresse d’un tel pouvoir, d’une telle relation avec le premier des chênes aurait, dans d’autres cas, pu corrompre les porteurs et modeler la masse dans une sorte de système élu/peuple dictatorial, il n’en était rien. Les chênes utilisèrent ce pouvoir pour améliorer leurs connaissances sur le monde dans un but précis : Sauver la Terre des hommes.

Ces derniers, bien qu’un peu limités selon les chênes, avaient la sordide capacité de sur-évoluer, brûler les étapes de l’évolution en sautant un palier. D’un point de vue technologique c’était une merveille, assurément. L’évolution était rapide et incroyable, fascinante même. Or il semblait qu’en avançant trop vite, la réflexion sur l’évolution n’évoluait pas d’une façon synchronisée. Ainsi on avançait rapidement, on validait et produisait rapidement, sans pour autant avec la qualité de réflexion permettant d’évaluer pleinement les impacts et les conséquences d’une telle évolution. Pour les chênes cela représentait donc une évolution ayant pour seule issue la destruction du monde.

Les humains finirent par découvrir, et tenir secret, l’existence de la conscience sylvienne et du CCV ainsi que ses desseins. Dans l’ombre ils créèrent l’OSS (l’acronyme Société Anti-Sylvienne étant déjà pris.) et ainsi commença la guerre.

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