Tranches de vie : Salicylix

La famille de Salycilix était installée au bord du lac depuis la nuit des temps. Ou l’aube des temps, c’est comme on veut. Ce sont juste deux expressions pour dire que c’était il y a bien longtemps. Assez longtemps pour s’être répandus sur tout l’hémisphère Nord, et grâce à l’homme qui n’aime pas voyager en solitaire et a l’habitude d’emmener avec lui des éléments familiers des paysages qui l’ont vu grandir, il s’est aussi retrouvé dans l’hémisphère Sud.

Ce lac et sa famille étaient intimement liés. Alors que le lac n’était qu’une petite flaque d’eau boueuse, un petit saule tout timide s’était installé. Ils avaient grandi ensemble, la petite flaque d’eau boueuse devenant petite mare, puis petit étang, puis petit lac, et maintenant grand lac aux eaux fraîches. Les aïeux de Salicylix s’étaient lentement déplacés pour avoir toujours les racines dans le sol et les rameaux dans l’eau, toute une philosophie de vie. La Terre, l’Air et l’Eau : être en lien avec ces trois éléments, voilà ce qu’apprenait tout jeune chaque saule.

La seconde chose qu’apprenait tout jeune saule c’est que le temps est long. Très long. Mais les arbres savent tous qu’il suffit d’attendre. Les molécules d’Eau que les feuilles ont caressées hier vont faire un grand voyage, se mêler à l’Eau des océans, s’évaporer, voyager en groupes, formant de beaux nuages, d’immenses bourgeons dans le ciel, ou de fines strates, retrouver la Terre en pluies plus ou moins fortes, repartir pour un nouveau cycle, et baigner les racines des saules. Et les feuilles et la surface du lac vont à nouveau se raconter de belles histoires. Ce n’est plus la même Eau, ce n’est plus le même saule, mais la mémoire sans limites de l’une se connecte à celle infinie de l’autre, et la vie continue…

Salicylix savait que les arbres ne peuvent pas vivre sans eau, alors que l’inverse est possible. Mais l’Eau aimait les arbres : les conversations avec eux étaient bien plus intéressantes que celles que l’Eau avait avec les sols. Ce n’est pas que l’Eau n’aimait pas les cailloux, mais bon, il faut bien reconnaître qu’ils manquent un peu de subtilité et surtout d’humour. En clair on peut discuter, mais on s’ennuie ferme…
Par contre on ne peut pas discuter avec les hommes. On peut vivre sans eux, mais on ne peut pas discuter. Pour un qui semblait être un tant soit peu à l’écoute , il y en avait des milliers derrière lui qui ne captaient absolument rien, ils semblaient n’avoir aucune conscience de la Terre, de l’Air et de l’Eau qui les entouraient. Rien. Que dalle. Nada.

La Terre , l’Air et l’Eau avaient beau savoir que le temps est long, très long, ils commençaient quand même à être un peu agacés par ces parasites apparus tout récemment. Alors ils décidèrent d’envoyer des signaux dans le but de se faire entendre. Une petite inondation, un petit tremblement de terre par-ci, par-là….
Puis, devant l’absence de réaction, une grosse inondation, un gros séisme. Mais, pour reprendre une expression humaine, c’était comme pisser dans un violon. Devant cette passivité, les Chênes avaient l’habitude de dire que les humains pissaient face au vent un jour de tempête . Et s’étonnaient d’avoir le pantalon et les chaussures mouillées…

Alors les Chênes décidèrent qu’il était temps de faire la guerre…

Salicylix était terrifié par ce mot. La guerre ça voulait dire donner volontairement la mort ! Ce n’était pas comme cela qu’il envisageait son rapport aux humains. Depuis qu’ils étaient arrivés sur terre, il leur donnait son écorce pour qu’ils en fassent des tisanes qui les soulageaient de certaines fièvres et de certaines douleurs. Il était très fier de cela. Bien évidemment il n’était pas le seul à aider et prendre soin de ces parasites sur deux jambes. De nombreuses plantes le faisaient aussi. Mais quoi de mieux pour donner du sens à sa vie que de prendre soin et aider ?

Les chênes ne fonctionnaient pas comme ça. Ils étaient plus dans le rapport de force, inflexibles. Un chêne ne pliait pas. Quitte à se retrouver à terre. Alors que le saule, lui, savait se courber face au vent qui le traversait sans le renverser. Et en plus ça chatouille, c’est pas désagréable… Depuis tout petit Salicylix savait bien que Ralf le regardait avec un peu de condescendance, un petit air de supériorité, mais ça ne le gênait pas plus que cela : ses racines plongeaient dans le même sol que lui, ils respiraient le même air, se désaltéraient de la même eau, connaissaient autant de légendes et d’histoires l’un que l’autre…
Sauf que Ralf était un glandu et que Salicylix un saulu. Et Salicylix savait aussi que toute sa vie il ne se sentirait pas exactement du même monde que Ralf… Il se sentirait toujours un peu inférieur, et cela ne tenait pas seulement au fait que lui vivait au bord du lac et Ralf sur la colline, quelques mètres plus haut que lui.

Guerre, guerre, guerre… Ce mot tournait dans sa conscience bien plus vite que la ronde des saisons, qui à l’échelle du temps de la planète est une rotation très rapide. Et doucement émergeait l’idée que ce n’est pas parce que les Chênes se sentaient supérieurs qu’ils avaient raison. Puis une autre idée fit son apparition : une révolution peut-elle empêcher une guerre ?

Alors Salicylix se pencha vers l’Eau. Ses feuilles les plus tendres vinrent caresser la surface immobile du lac (c’était un jour sans vent), des petites vagues se créèrent, s’éloignèrent en faisant des cercles parfaits, et Salicylix confia ses réflexions à l’Eau en espérant qu’une réponse lui serait bientôt transmise…

Il ne fut pas plus surpris que cela quand ce fut la Bête lui apporta une réponse…

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