Tranches de vie: Le croisement

Condamnée à errer auprès du lac, la Bête devait effrayer les badauds qui tentaient de s’approcher d’un peu trop près. Elle avait été recrutée un soir de demi-lune par un homme se cachant dans la pénombre.

Telle était sa punition, pour être née Bête.

Elle connaissait l’Histoire de son peuple. Celle disant qu’un jour les Bêtes seraient enfin en paix. Celle qui relatait les évènements qui avaient jalonné les vies de son peuple. Les enfermements dans les cirques, les tortures par inversion du rythme. Circadien le rythme. Vivre la nuit, telle était la destinée des Bêtes selon les Hommes.

Oui, la Bête ne connaissait que trop bien ce passé, et alors qu’elle essayait d’oublier son Histoire pour ne pas voir que l’Homme dans la pénombre répétait encore et toujours le même schéma dichotomique. Gentils Hommes et Méchantes Bêtes. Il décida qu’il était temps. Temps pour elle, pour eux, pour nous, de s’unir. Il était temps.

Alors elle observa, durant ses maraudes d’épouvantes, les Hommes qui s’avançaient auprès du lac, qui regardaient cet éclat luminescent au fond du lac. Il s’avérait que le lac était au-dessus d’un gisement de pierre précieuse et que plutôt que de payer une boite de sécurité privé, les cravates brunes s’étaient rendu compte que d’avoir une Bête était beaucoup plus rentable. Ne jamais faire confiance aux cravates, ce n’est qu’une façade cachant la cravache.

Les années passèrent, elle observait toujours, optimiste à en crever. Les Hommes n’étaient globalement pas plus vaillants les uns que les autres. Une minorité semblait pourtant sortir du lot, offrir un chemin moins chaotique, plus harmonieux. Mais ces derniers passaient le plus souvent une fois auprès du lac, puis ne revenaient jamais. Ou alors si, ils revenaient, souvent même. Ils revenaient en portant une cravate brune, une chemise blanche, ils revenaient les soirs de demi-lune, cachés dans la pénombre pour sommer à la Bête d’être un peu plus effrayante, de faire un peu plus Bête.

Elle était à bout la Bête, prête à renoncer à toute forme d’optimisme, toute croyance, à se laisser couler dans ce lac qui lui avait, lui semblait-il, déjà ôté toute once de vie.

Alors qu’elle commençait à s’immerger dans cette eau de mort, elle ressentit une vibration à la surface de l’eau, elle crut même capter une bribe de parole, une réflexion incomplète, un embryon de pensée.

Un élan qui allait bouleverser sa vie, l’amener à s’élever. Un Saule lui confiait ses tourments, ses doutes sur le monde. Il lui confiait également son optimisme et son refus de la guerre. Cela prit du temps, car elle n’avait, de mémoire de Bête, jamais conversé avec un être de bois. Jamais d’ailleurs elle n’avait conversé, elle écoutait simplement, exécutait les ordres. Elle dut repasser régulièrement au début, observant les ondulations à la surface de l’eau, observant leur vitesse, la puissance des intervalles, la force du propos.

Puis, quand elle se sentit assez sûre d’elle-même elle se lança à son tour. Elle saisissa une fine branche non loin puis la fit pénétrer dans l’eau pour la laisser là quelques centièmes de secondes et la remonter rapidement, refit de même en modifiant la profondeur de l’immersion, la rapidité du retrait. La Bête apprenait à communiquer, se découvrait bavarde.

Une sage conversation débuta ainsi avec le Saule, une correspondance qui dura plusieurs mois jusqu’au dénouement, à la réponse à leurs questions. Il fallait envoyer un signe.

Cette année-là le monde des Hommes observa la réponse de la Bête et du petit Saule. Leur conversation avait débouché sur une myriade de petits débats avec tout un tas d’autres espèces. Et d’un comme un accord, elles mirent en œuvre pratiquement au même moment leurs plans respectueux. Certaines, soit par nihilisme ou dans un élan de courage, s’immolèrent, rependant alors l’ardente chaleur de leur colère à des espèces mitoyennes. D’autres décidèrent de s’évaporer, promettant tacitement de revenir sur les Hommes œuvraient désormais dans le bon sens. Même le Béton, réputé un peu con, se joignit au mouvement, fissurant ici là les murs des batis. Les Hommes commencèrent timidement à se dire qu’ils étaient aller trop loin.

Tout autour du globe des petits gens s’élevèrent, prônant un retour à une vie plus harmonieuse avec ce qui les entouraient. Là où les générations passées avaient tracé en avant sans prendre le temps de réfléchir certains prenaient désormais le temps de peser l’impact de leur action, la nécessité même de ces dernières. L’âme humaine était ainsi faite.

Au bord du lac, asséché, la Bête et le Saule regardaient des Hommes piller cette mine de pierre précieuses, jadis engloutie.

  • Tu crois qu’ils ont compris ?
  • J’espère, c’était la dernière sommation…
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