Il fallait la voir pour comprendre cette beauté simple. Une coccinelle remontant une feuille dans un plant de courgette, gravissant cette infime étendue verte qui, pour sa réalité, était un véritable périple.
Ses sens en alertes, elle explorait le vaste monde d’un matin de juin. Une de ces heures où le soleil commence à se lever, où l’on ressent encore cette fraîcheur caractéristique, appelant la chaleur de l’été.
Dans la nature, il fallait être un chasseur ou alors se faire discret et explorer le monde en douceur. C’était un peu comme une forêt sombre, chaque chasseur étant caché derrière son arbre, vivant sa vie sans trop faire de bruits, histoire de ne pas se faire remarquer et attirer la foudre. En revanche dès qu’une proie daignait sortir le bout de son nez, il n’y avait nulle sommation, le coup était rapide, instinctif, sans autre issue qu’une mort certaine.
Elle ressentit brusquement un infime frémissement dans l’air et, grâce à la rapidité de son système nerveux, elle n’eut même pas le temps de penser, ses ailes se déployèrent et elle partit, en faisant des zigzags aériens dont seuls les insectes ont le secret, afin d’explorer une nouvelle contrée.
Quelques millièmes de secondes après la botte de Jérôme s’écrasa sur le sol encore humide du potager, laissant pour l’espace de quelques heures, une empreinte ferme sur ce lopin de terre.
Jérôme aimait aller dans son potager le matin, humant cette fraîcheur de juin, les effluves d’odeurs venant lui chatouiller les narines. Il aimait prendre le temps, seul avec la terre, de bichonner ses légumes. Non pas qu’il puisse nourrir un régiment avec sa production non, notre homme était passé à autre chose. Il essayait, à son maigre niveau, de respecter la terre et de cultiver simplement. Joliment, aimait-il à dire.
Ce ne fut pas toujours ainsi, au début, il suivit le mouvement, motocultant comme un dératé, semant de la graine industrielle en veux-tu en voilà, il balançait des pesticides et des engrais à la pelle. La mode, à cette époque, c’était la productivité, à tout prix, quitte à faire du mal au sol, à se faire du mal à soi.
Il avait changé, était-ce parce que le monde allait mal et essayait globalement de changer lui aussi ? Était-ce par une pensée égologique, se disant que les autres faisaient bien ce qu’ils voulaient, mais que plus jamais lui ne suivrait cette mouvance malsaine ? Il ne s’attardait que rarement sur les raisons du changement, préférant se concentrer sur les actions plutôt que la réflexion.
Cette dernière affirmation est d’ailleurs erronée, car travailler respectueusement la terre demandait de la réflexion. De l’observation dans un premier temps puis de l’analyse pour finalement en tirer des conclusions et des potentiels axes d’amélioration.
En bannissant le motoculteur Jérôme avait repris la fourche, pendant un temps du moins, puisque son dos le rappela vite à l’ordre et les souvenirs camptocormiques des vieux du village aussi. De plus il eut vent des méfaits de ces pratiques, retourner la terre cassait son écosystème. En brisant les différentes strates du sol il réduisait à néant le travail acharné de ses esclaves naturels, les vers de terre. Il en profitait également pour remonter à la surface les graines des mauvaises herbes et se voyait rapidement envahi par ses colons verts sans foi ni loi.
Il acheta donc un drôle d’engin, une grelinette. Les actions d’un simple ameublissement couplé avec une aération des strates avaient eu des effets bénéfiques pour son potager. Les mauvaises herbes étaient plus facilement déracinables et il y en avait significativement moins. Ce sol aéré était par ailleurs plus intelligent dans l’utilisation de l’eau et les légumes le remerciait pour ce cadeau.
Le secret, se plaisait-il à penser, résidait dans le fait d’être déjà bien câblé dans sa tête pour pouvoir prendre soin de son bout de terre. Il fallait réussir à accepter les échecs, pouvoir se réjouir des petites victoires, affronter le temps et ses méandres.
L’eau étant un élément essentiel, sacré même, il fallait aussi l’utiliser à bon escient. Jérôme avait donc installé des pots en terre cuite, enfoui au sol entre ces légumes. L’objectif était de pouvoir offrir à la terre une absorption lente, par capillarité, un apport régulier, en douceur. Cela permettait ainsi aux insectes de venir s’y noyer et ainsi aux oiseaux de venir se délecter de ces offrandes et d’une eau fraîche, plutôt que de venir picorer les légumes gorgés d’eau.
Il avait aussi laissé deux bandes aux extrémités de son potager, sur la longueur. Deux bandes qui accueillaient de la végétation, des fleurs sauvages. L’année suivante, ces bandes seraient utilisées pour la culture et une partie de l’actuel potager servirait à accueillir cette flore sauvage. Les insectes aimaient venir s’y réfugier, observant à l’abri des regards le monde extérieur. Cela permettait également de les garder à distance des cultures, simplement, naturellement.
Jérôme était fier, car son potager était le reflet de ses valeurs, de ses convictions. Et pour une première année de potager raisonné, les résultats étaient encourageants.
Il observa alors le soleil se lever, venant caresser de ses rayons les feuilles d’aubergines, les fleurs de tomates. Notre ami respira profondément, accroupi au milieu de cette jungle verte. Il avait de la chance, il le savait, et c’est pourquoi il en profitait et aurait un plaisir certain à offrir les surplus de légumes aux autres.
C’est la tête dans les nuages que nous quittons Jérôme, d’ailleurs ce dernier n’aura certainement pas remarqué qu’alors qu’il prenait soin du sol, soin de l’environnement, la coccinelle était revenue visiter ses courgettes. Cette dernière ayant compris que l’homme n’était pas un danger, qu’il veillait sur elle, un allié dans cette forêt sombre.
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