Il faut une première fois à tout, même si cela doit être désagréable et vienne perturber notre vie, on n’y coupe pas. Pour ma part c’était un jeudi 23 juin, il était 15h15.
La troisième semaine de mon stage dans un service d’hématologie avait tranquillement débuté, tout se passait bien, j’avais atteint ma vitesse de croisière, je prenais plaisir à travailler et apparemment je travaillais même bien. Depuis le lundi 19 juin j’étais en quasi-autonomie, trois arrêts de travail en même temps couplés au manque de personnel ça donne un service où il manque du monde et donc l’étudiant – qui est dans la dernière ligne droite pour devenir professionnel, dans deux semaines d’ailleurs ce ne sera plus un étudiant mais plutôt un collègue – se voit confier un secteur : sept chambres, sept patients, sept personnes, sept histoires.
C’est ainsi que je me suis retrouvé à travailler comme si j’étais en poste, avec l’infirmier, assumant mon statut d’aide-soignant, mobilisant mes connaissances et m’organisant pour travailler convenablement.
Nous sommes le jeudi 23 juin, il est 13h40, la journée commence par les transmissions de l’équipe du matin. Les patients vont bien, quelques petits désagréments pour certains cependant (nausées, diarrhées), merci la chimio. Dans une des chambres, il y avait un patient, arrivé depuis 8 jours, en provenance de son domicile car l’HAD (Hôpital à domicile) ne pouvait plus assurer la surveillance nécessaire pour cet homme. Atteint d’un myélome (cancer du sang, dérèglement de la production d’anticorps, risque infectieux, insufissance rénale, troubles neurologiques…), infecté par une mucormycose (champignon), l’état du monsieur commençait à se dégrader et il fallait donc une hospitalisation pour une surveillance plus rapprochée. C’est ainsi qu’il est arrivé dans le service.
Nous étions donc le jeudi 23 juin, il était 13h55 quand les transmissions se firent au sujet du patient. Depuis le lundi de cette semaine-là, le monsieur se dégradait, il alternait entre fièvre et température normale. Quand il commençait à chauffer, il était pris de violents frissons qui le faisait trembler comme s’il était envoyé en Antarctique en short et T-shirt. Le pire, c’est que cela venait progressivement et donc, qu’il avait le temps de sentir les frissons s’emparer de lui. Ces derniers ne pouvaient s’arrêter qu’avec un antalgique mais, dès lors que les effets du médicament s’estompaient les frissons revenaient quasi systématiquement. De plus son sang commençait à manquer d’oxygène, si bien que nous avions dû lui passer de l’oxygène avec un masque. 3 litres par minute, puis 4, puis 6… Le masque l’emmerdait profondément, car il n’était plus libre de ses mouvements. Avec son accord les infirmiers avaient donc opté pour un passage aux lunettes nasales, moins désagréables pour lui.
Les médecins avaient été clairs avec lui en début de semaine, le diagnostic était simple, il n’y avait plus rien à faire. Le myélome est un cancer incurable à l’heure actuelle et de plus, son infection aux poumons était trop importante, elle s’était propagée sur les deux lobes et rien ne pouvait être envisagé pour l’éradiquer. Sa famille quant à elle continuait d’espérer, se rattachant au fait que parfois il n’avait plus de fièvre pendant une douzaine d’heures et que donc, l’infection se dissipait et il avait été dur pour elle de devoir accepter que rien ne pouvait être fait dorénavant pour guérir le monsieur.
Depuis deux nuits le monsieur recevait de l’hypnovel (sédatif) pour le calmer afin qu’il soit confortable mais, depuis le matin du 23 juin et après les nombreuses alertes de l’équipe soignante sur la souffrance du monsieur depuis quelques jours les médecins, en accord avec la famille et le monsieur avaient introduit l’hypnovel la journée ainsi que de l’oxycodone (similaire à la morphine). Le monsieur était donc sédaté, dans un état semi-conscient.
La journée du 23 juin se poursuivit par le tour de distributions de café, je passais ainsi dans chaque chambre pour dire bonjour tout d’abord, et pour savoir s’il voulait une boisson. Arrivant devant la porte du monsieur, je toquai et, bien qu’il n’avalait plus rien depuis quelques jours, il fallait que je rentre, pour m’assurer que son état était stable, pour lui dire bonjour même s’il ne me répondait pas, pour voir comment allait sa famille qui était restée à son chevet toute la nuit et le matin. En rentrant je m’aperçus que la famille n’était plus là, on m’apprendra quelques minutes après qu’elle était parti prendre une douche et se reposer pendant deux heures avant de revenir. Le monsieur lui, était stable et dormait, je lui touchai le bras, il ouvrit les yeux et me regarda l’espace de quelques secondes, je lui dis " Bonjour monsieur, c’est moi qui serais là jusqu’à ce soir, je reviens tout à l’heure". Le monsieur referma ses yeux et je sortis de la chambre pour poursuivre mon tour de barman ambulant. Il était 14h30.
15h, c’est le moment où, en binôme avec l’infirmière du secteur, nous allons relever les constantes des patients, voir s’ils sont confortables et s’ils ne manquent de rien. Nous commençons le tour avec un monsieur en aplasie (le moment où suite à une chimio le système immunitaire est détruit par cette dernière et donc la personne se retrouve en situation à haut risque. Des mesures sont prises pour que sa santé soit préservée en attendant que son système immunitaire se recréer.) qui, ne pouvant sortir de sa chambre pour éviter le contact avec des bactéries et des germes pouvant avoir de graves conséquences sur son organisme, s’était fait prendre durant la nuit à se la jouer Steve McQueen dans la grande évasion, pour aller assouvir son besoin de nicotine au clair de lune. Il en riait, tout comme nous, la journée commençait bien. Quelques chambres plus tard, je dus aider une patiente à se remettre dans son lit et pendant ce temps, l’infirmière avança dans la chambre suivante, je la rejoignis quelques minutes plus tard.
Je rentrai donc dans la chambre, l’infirmière se retourna vers moi et me dit : « Tu peux aller me chercher un médecin s’il te plaît ? Et reviens me voir après, il ne faut pas que tu restes seul. » Je m’exécuta, mais ces derniers mots me glacèrent le sang car j’avais très bien compris ce qu’il se passait. C’était fini.
Je revins dans la chambre, suivit de près par le médecin. Je me mis un peu en retrait, l’observant ausculter le monsieur, cherchant son pouls puis il prononça ces mots : «Heure du décès : 15h15».
Il était donc 15h15 et je regardais le monsieur, son corps sans vie reposant dans son lit, son esprit emporté par madame la mort quelques minutes auparavant. Je redoutais ce moment depuis le début de ma formation, car je savais qu’en travaillant dans la Santé j’allais être confronté à la mort mais, j’avais jusqu’à présent réussi à esquiver le chemin de la grande faucheuse, croisant quelques fois son regard mais sans jamais pouvoir la voir à l’œuvre. En arrivant dans ce service j’étais quasiment sûr qu’elle allait s’exhiber ici.
Je sortis de la chambre en silence, une collègue arrivant vers moi me demanda comment j’allais, je lui répondis que pour le moment ça allait, mais je sentais que mon bide venait d’encaisser une droite. Elle me demanda si je voulais venir pour la préparation à la famille, j’acceptai, car il le fallait mais les larmes dans mes yeux indiquaient que ce n’était pas facile. Je l’accompagnai donc dans la chambre, elle me demanda juste d’observer, je ne fis pas la toilette et l’observa en silence. On entend souvent que le personnel soignant n’est plus impacté par la mort, qu’il fait partie de son travail. Bien sûr il faut se préparer à voir disparaître des personnes mais en revanche nous ne restons pas insensibles. Dans la chambre ma collègue parlait encore avec le monsieur, me disant que pour elle il fallait qu’elle continue à lui parler un temps, pour digérer le décès d’une personne. En sortant les bruits dans le couloir s’étaient tuent, un silence dérangeant s’y était installé et planait sur le service, on se croisait sans trop parler, on se parlait sans trop sourire. On ne se réjouit pas de la mort d’une personne en revanche, le voir partir sans souffrir peut être un soulagement, car il est assez insoutenable de voir tous les jours la personne souffrir, nous dire qu’elle a le «cafard», nous demandant de rester avec elle encore un peu, qu’elle se sent mieux quand quelqu’un est présent à ses côtés. Voir une personne souffrir physiquement est dur à supporter mais, si la souffrance est également psychologique alors c’est encore plus dur. Alors oui le décès peut parfois être une délivrance, dans des cas bien précis il soulage même.
Au début j’ai ressenti un sentiment d’échec, le fait de voir partir une vie, une histoire, une personne me chagrine, car je l’ai perçu dans un premier temps comme un échec dans mon travail, dans le travail de la Santé; nous avons été impuissants. Je m’étais attaché à ce patient, son histoire m’avait bien sûr touché mais c’est avant tout l’homme qu’il était qui m’avait accroché, où du moins ce que j’en ai vu. Je pensais à la famille, la souffrance qu’elle allait une nouvelle fois éprouver, la douleur de voir disparaître un mari, un père, un homme et je me suis dis que c’était sûrement mieux qu’il soit décédé alors qu’elle était absente, ça lui épargnera une douleur supplémentaire. Je pense aussi que le monsieur avait attendu que sa famille quitte la chambre pour se laisser partir, j’en suis intimement convaincu.
Premier décès en tant que professionnel, ça remue les tripes, ça remet pas mal de choses à sa place, ça permet également de se rendre compte que le travail en équipe est important, car elle a été là pour moi, m’encadrant, me parlant, se livrant même inversant ainsi les rôles élève/équipe. Les membres de l’équipe vivent le deuil de diverses façons mais la solidarité présente permet d’accepter la chose plus facilement et de pouvoir parler afin de mieux digérer. Pour ma part ça a été bénéfique car je dois dire que j’étais assez surpris de ma réaction face à la mort. Là où depuis des mois je me disais que j’allais m’effondrer, j’ai tenu bon et j’ai suivi le processus professionnel quand un décès a lieu. Nous avons également accompagné la famille à la morgue pour les tâches administratives et je fus surpris de voir mes collègues raconter à la famille leurs derniers moments avec la personne. Dans la douleur il est important de partager et mes collègues m’éxpliquèrent par la suite qu’il était important de parler du défun avec la famille pour montrer notre implication, que l’on partage leur peine.
Ce qui est fabuleux dans ce métier c’est la proximité que l’on peut avoir, créer, avec certains patients en un temps très court. L’humain est une chose profondément fascinante et le contact est l’élément que j’affectionne le plus dans mon métier. En revanche ce contact humain dans un univers où la maladie, la souffrance et la mort sont présentes impliquent des soignants un détachement obligatoire pour ne pas sombrer dans cet univers teinté de tristesse. L’homme de la chambre faisait partie de ces rencontres qui vous font avancer, qui vous font rentrer chez vous le bide retourné. Il fait également partie des personnes qui m’auront façonné et dont je n’oublierai rien.
- La memoire des autres - Plongée dans le soin.